"Ma" baraque
Je crois qu’il s’agissait de ce genre de carte qu’on envoie pour annoncer aux amis, à la famille, aux proches et moins proches, bref, au monde entier, la naissance d’un enfant. Elle était posée négligemment dans l’entrée. Je n’y prêtais pas d’attention particulière ; je savais qu’un bébé était en chemin, mais après tout, je ne les connaissais pas plus que ça. Des amis d’Héloïse, la sÅ“ur d’Omega. J’ai dû les rencontrer deux fois en tout et pour tout.
Mais subitement, ça m’a sauté aux yeux. Et ça m’a fait un choc. Car j’ai immédiatement repéré l’adresse d’expédition de ladite carte : 28, rue des roseaux, à Chargey.
Mon adresse !
C’était mon adresse à l’époque où j’habitait à Chargey, c’est-à -dire avant le divorce de mes parents. Incroyable ! Pendant quelques secondes, je me suis demandé pourquoi mon adresse était écrite sur une carte qui n’était pas de moi et qui ne m’était pas destinée. Puis, mes neurones accomplissant leur travail de connexion, j’ai fini par comprendre : ils étaient les nouveaux propriétaires de “ma” maison. Sacrée coïncidence !
Ce couple dont j’entendais parler de temps en temps, c’était celui qui avait racheté la maison de mes parents. Ce sont eux qui, maintenant, mangent dans “notre” cuisine, regarde la télé dans “notre” salon, dorment dans “nos” chambres, sympathisent avec “nos” voisins et profitent des framboises que mon père avait plantées. Et si ça se trouve, ils ont changé des trucs. Catastrophe ! La tapisserie n’est surement plus la même. Et ils ont peut-être changé les moquettes (qui étaient un peu mal en point je dois dire), à moins qu’ils n’aient mis du parquet ou du balatum à la place. Pire, ils ont peut-être fait les grands travaux, cassé des murs, ôté la cheminée, désencastré la cuisine… Quelle horreur !
C’est nous qui l’avions construite cette baraque. Je l’ai vue, je m’en souviens, bien que j’étais petite à cette époque, alors qu’elle n’existait même pas. J’ai vu un grand trou dans le sol et d’immenses tas de terres dans lesquels je n’avais pas le droit de jouer (Sors de là , tu vas te salir !
). Je l’ai vue alors qu’il n’y avait que les murs. J’ai vu mon père faire l’isolation, l’installation électrique, le carrelage, la frisette, de ses propres mains. Je l’ai même aidé parfois, portant la laine de verre qu’il glissait entre la charpente et les tuiles, essayant de choper les cables qu’il glissait dans les murs, lui tendant ses outils lorsqu’il était en haut d’un escabeau, mesurant des lames de frisette et traçant des repères au crayon de papier afin qu’il puisse les scier ensuite, teignant la même frisette une fois celle-ci posée (Attention à ne pas faire de coulure !
). J’en ai gardé un certain goût pour les travaux manuels.
C’est pourquoi je ne veux pas savoir ce qu’ils en ont fait. Je préfère conserver les souvenirs de la maison de mon enfance et je ne veux pas qu’ils soient pollués par des nouveautés qui ne sont pas de notre fait, à ma famille et à moi. Mes souvenirs, c’est mon monde à moi, et je veux que rien n’y change. Conservatrice, réactionnaire, moi ? Oui. Il y a des choses sacrées avec lesquelles on ne plaisante pas. Non mais oh !